S'estimant "trahie", la Bretagne s'est fortement mobilisée
LE MONDE | 06.04.06 | 14h40 • Mis à jour le 06.04.06 | 14h45
Dans les cortèges d'opposants au contrat première embauche (CPE), le 28 mars et le 4 avril, un manifestant sur cinq se trouvait à l'ouest d'un arc de cercle reliant Caen, Le Mans et Poitiers : la Bretagne, les Pays de la Loire, les deux Normandies et la région Poitou-Charentes sont, depuis le début du mouvement, à la pointe de la mobilisation.
A Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor), ville qui compte 3 800 étudiants pour 46 000 habitants, un habitant sur deux est descendu dans la rue à l'occasion des manifestations. La mobilisation a aussi été très forte à Brest (Finistère), Nantes (Loire-Atlantique), Lorient (Morbihan) ou Lannion (Côtes-d'Armor). Rennes-II a été la première université à voter la grève, dès le 7 février. Les blocages de lignes TGV ou les barrages routiers ont également démarré dans la péninsule armoricaine.
Pourquoi l'Ouest a-t-il flambé ? Le CPE a désespéré la Bretagne, estiment, en substance, plusieurs politologues, sociologues et géographes. La population, qui a traditionnellement beaucoup "investi" dans les valeurs de l'éducation, a le sentiment d'avoir été "trahie" par le pouvoir parisien. "Le mouvement anti-CPE n'est pas une révolte de désespérés, c'est une révolte de floués", résume Christian Le Bart, professeur de sciences politiques à l'institut d'études politiques (IEP) de Rennes.
La Bretagne est la première région française pour son taux de réussite au baccalauréat. La proportion d'étudiants y est donc élevée. "Un des mythes mobilisateurs de la Bretagne est la foi dans la valeur des diplômes comme vecteur d'ascension sociale. Le CPE a ébranlé cette croyance", explique l'enseignant.
Les étudiants bretons, surtout ceux issus des couches populaires ou suivant des filières aux débouchés incertains comme les lettres ou la sociologie, que l'on retrouve à Rennes-II, "ont compris que le CPE, même si le gouvernement a dit l'inverse, les concerne aussi", estime Christian Le Bart, ajoutant : "Qu'ils fassent ou non des études, ils sont, eux aussi, menacés par la précarité."
"C'est une révolte de la classe moyenne, qui réalise que ses enfants n'auront plus la même ascension sociale que leurs parents", analyse la géographe Brigitte Giblin, directrice de l'Institut français de géopolitique, à Paris-VIII (Saint-Denis). Les valeurs familiales, fortes en Bretagne, ont été aussi heurtées par le CPE. "Les parents, qui ont entrepris des efforts pour permettre à leurs enfants de faire des études, sont d'autant plus déçus de voir qu'ils ne sont pas payés de retour par un pouvoir politique qui ne peut plus leur garantir un avenir stable", estime Jean-Luc Richard, maître de conférences en sociologie à l'université Rennes-I.
"C'est un pays d'agriculteurs, où les parents ont poussé leurs enfants à faire des études pour s'adapter aux changements. C'est comme ça que les neuf frères et soeurs de ma grand-mère de Carhaix sont devenus instituteurs ou professeurs", témoigne une étudiante en administration économique et sociale (AES) à Rennes-II.
La crise du CPE survient aussi dans un contexte économique particulier : "Depuis plusieurs années, la région est confrontée à la nécessité d'inventer un nouveau modèle de développement qui ne soit plus seulement fondé sur la seule coopération entre les élites économiques et l'Etat, pointe Yann Fournis, chercheur en sciences politiques à l'IEP de Rennes. Pendant trente ans, l'Etat a investi plus en Bretagne qu'ailleurs pour construire les routes, soutenir la construction navale... En échange, les milieux patronaux ont aménagé et développé la région. Ce cercle vertueuxs'achève depuis que l'Etat se désengage financièrement. Le CPE intervient dans un contexte où les Bretons ont le sentiment d'être lâchés par la puissance publique, après en avoir été longtemps considérés comme les enfants chéris."
Sociologue au CNRS, Jean Viard estime que le taux de chômage breton, inférieur à la moyenne nationale, a favorisé la mobilisation. "Plus une population est précarisée, rappelle-t-il, plus sa capacité de révolte est faible."
Plusieurs chercheurs insistent également sur le rôle joué par la "conscience régionale" bretonne. La "transmission de mémoire", selon Erik Neveu, politologue et directeur de l'IEP de Rennes, est plus évidente dans l'Ouest que dans d'autres régions de France où les brassages de populations sont plus forts. "La Bretagne a depuis toujours le sentiment que beaucoup de malheurs viennent de décisions qui ont été prises de loin", dit-il.
Jean Ollivro, géographe à Rennes-II, estime que les décisions imposées de Paris passent plus difficilement en Bretagne qu'ailleurs : "Alors que la concentration urbaine favorise le contrôle du pouvoir central, le tissu urbain est très atomisé en Bretagne. Il y a, de ce fait, une forte capacité au collectif, qui se manifeste par des festivals, des Teknival, mais aussi des échanges dans les bars, et parfois, l'alcool aidant, par des jets de cannettes contre les CRS, comme, régulièrement à Rennes, les jeudis soirs."
L'ancrage politique de plus en plus à gauche de la Bretagne ("Avec une forte proportion de maires qui sont aussi des universitaires", rappelle Jean-Luc Richard) ainsi que le taux élevé de syndicalisation expliquent aussi le rejet massif du CPE. Le fait que la CFDT, très implantée sur ces terres, ait adopté la même ligne - dure - que la CGT a réconcilié, par ailleurs, la Bretagne de tradition démocrate-chrétienne avec la Bretagne laïque, au moins le temps d'un mouvement social.
"L'unité syndicale a boosté la mobilisation", reconnaît Loïc Morel, dirigeant de la CGT. Jean Castel, permanent de la CFDT, ajoute que les salariés ont d'autant mieux répondu à la mobilisation qu'"en Bretagne le dialogue social a beaucoup d'importance" : "Les gens ont été choqués par le passage en force. Ici, on n'est pas plus révolutionnaires qu'ailleurs, mais on est plus sensibles au vivre ensemble."
Chiffres
Manifestations. Près de 220 000 personnes, selon la police, ont manifesté contre le CPE, mardi 4 avril, dans les seize principales villes du "Grand Ouest", un chiffre à comparer au million de manifestants recensés en France. Si l'on se fonde sur une moyenne entre les estimations de la police et celles des organisateurs, un Rennais sur cinq a manifesté le 28 mars puis le 4 avril. A Brest (Finistère), le ratio était d'un sur sept. A Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor), d'un sur deux.
Aux mêmes dates, un Toulousain sur sept, un Lyonnais sur quinze ou un Strasbourgeois sur vingt étaient descendus dans la rue. Les quatre universités bretonnes, huit des neuf IUT et l'institut d'études politiques (IEP) de Rennes participent au mouvement.
Emploi. 65 % des jeunes Bretons occupent un emploi sept mois après la fin de leurs études, contre 58 % des jeunes Français. 26 % des jeunes Bretons bénéficient alors d'un CDI, contre 22 % au niveau national.